Nous avons raconté le double assassinat commis à Benfeld et la condamnation à mort des trois accusés ; on se rappelle que l'un d'eux, GIGAX, après s'être réfugié en Angleterre, était revenu en Alsace, où il n'avait pas tardé à être arrêté.
Les trois condamnés attendaient à Strasbourg le résultat de leur demande en grâce, lorsqu'avant-hier 3 février, à sept heures du matin, ils furent réveillés par le grincement des verrous de leur cellule. La porte s'ouvrit, et aussitôt se présenta à eux M. le greffier de la cour d'assises, accompagné de M. l'aumônier DIEMER, de M. RAULIN, directeur des prisons, et de M. DUBOST, gardien-chef. M. le greffier, s'adressant aux trois condamnés :
"Vous vous êtes pourvus en cassation, leur dit-il, contre l'arrêt du 19 décembre dernier, qui vous a condamnés à la peine de mort ; sous la date du 15 janvier dernier, la Cour suprême a rejeté vos pourvois. Vous vous êtes adressés à l'Empereur pour obtenir de sa clémence une commutation de peine : l'Empereur, à raison du jeune âge de Xavier WOLFF, a fait grâce à celui-ci de la vie et a commué sa peine en celle des travaux forcés à perpétuité. L'Empereur a décidé, en même temps, que la justice aurait son libre cours quant à GIGAX et à RUF, et l'arrêt rendu contre eux va être exécuté."
Cette communication fut suivie d'un morne silence qui dura quelques secondes. Il fut interrompu par WOLFF qui, avec flegme, fit entendre ces paroles : "Voilà qui me va !" RUF qui avait quitté son lit, interrompit, en disant : "Dieu est juste, mais les hommes ne le sont guère !". Il allait s'exalter et continuer sur ce ton, lorsque GIGAX, qui avait entendu la fatale nouvelle avec une rare résignation, lui imposa silence. "Nous avons mérité, dit-il, notre triste sort, et nous n'en voulons nullement à WOLFF à raison de la faveur dont il a été l'objet ; que ne puis-je sauver aussi RUF ! "
Sur l'invitation de M. le pasteur, GIGAX et RUF descendirent à la chapelle de la prison, où le digne ministre de Dieu, agenouillé devant l'autel, entre les deux condamnés, improvisa une touchante prière qui émut jusqu'aux larmes tous les assistants.
A huit heures dix minutes, les portes de la prison s'ouvrirent et les patients montèrent dans un omnibus, dans lequel vinrent s'asseoir avec eux M. l'aumônier DIEMER, M. le greffier de la cour d'assises et six gendarmes commandés par un brigadier.
Le cortège arriva sans accident à la gare du chemin de fer. Là un train express avait été spécialement préparé, et les personnes déjà précédemment désignées y prirent place, ainsi que M. DAMESME, commissaire spécial des chemins de fer. Le signal du départ fut donné et le train lancé à toute vapeur s'arrêta bientôt à la station de Blenfeld. On mit pied à terre et M. le pasteur DIEMER, ayant à chacun de ses bras l'un des patients qu'il ne cessait d'exhorter, les guida vers un omnibus préparé à cet effet. Protégée par une escorte de gendarmes à cheval, le sabre nu en main, et par un détachement du 12e bataillon de chasseurs à pied, la voiture avait déjà franchi une partie de la petite route qui conduit de la station dans la ville, lorsque se produisit une scène déchirante. Tout à coup on vit un jeune cultivateur, vêtu d'une blouse bleue et coiffé d'un chapeau de feutre jaune, suivre, courant, haletant, le cortège. GIGAX, qui lisait à haute voix dans un livre de prières, s'arrête dans sa lecture ; il se lève précipitamment, se lance vers un des carreaux et, d'un ton de désespoir, il s'écrie : "Mon frère ! Mon frère !" L'homme qu'on avait aperçu était, en effet, le malheureux frère de GIGAX. On chercha à tranquilliser ce dernier et on lui promit qu'on lui laisserait toute latitude pour s'entretenir avec son frère et lui faire ses derniers adieux.
Les patients furent déposés dans un petit corps de garde de la mairie. GIGAX y reçut la visite de son frère, et lui, qui avait tant besoin de consolation se mit à consoler ce frère qui ne cessait de se lamenter et de verser d'abondantes larmes. Après quelques prières, dites par RUF et par GIGAX, les exécuteurs procédèrent aux lugubres apprêts de la toilette.
Les deux condamnés furent conduits au pied de l'échafaud, toujours accompagnés de leur digne pasteur. RUF monta le premier d'un pas ferme ; au moment où il fut couché sur la bascule, on engagea GIGAX à détourner la tête, mais celui-ci refusa de le faire et il vit tomber sans trembler la hache fatale qui trancha l'existence de son camarade.
Le couteau se releva aussitôt ; l'un des exécuteurs descendit l'échelle pour s'emparer de GIGAX, qui priait agenouillé à côté de M. le pasteur DIEMER. GIGAX monta courageusement, mais sans forfanterie, les degrés ; une minute après la hache s'abattit de nouveau. Une foule immense avait assisté à cette double exécution ; près de 20.000 personnes étaient accourues de tous les points des départements du Rhin, et même du grand-duché de Bade et de la Suisse.
Georges RUF, célibataire, garçon boulanger, né à Imbsheim (Bas-Rhin), le 3 juin 1840, domicilié à Bouxwiller (Bas-Rhin), fils de Michel, et de Salomé SCHEER, est décédé à Benfeld (Bas-Rhin), le 3 février 1863.
Michel RUF, né à Gimbrett (Bas-Rhin), le 4 mars 1811, journalier à Kirwiller (Bas-Rhin), fils de Michel, âgé de 60 ans, journalier à Kirwiller, et de Marguerite AUSSET, âgée de 52 ans, s'est marié à Imbsheim, le 17 juillet 1938, avec Salomé SCHEER, née à Kutzenhausen (Bas-Rhin), le 20 frimaire de l'an 8, fille de Jean Adam, décédé à Hattmatt (Bas-Rhin), le 11 février 1828, et de Eve KIRCHBENGER, domiciliée à Imbsheim.
Philippe GIGAX, célibataire, garçon boulanger, né à Boofzheim (Bas-Rhin), le 13 février 1840, domicilié à Boofzheim, fils de Jean Jacques, tisserand journalier à Boofzheim, et de Marie Salomé RAPP, est décédé à Benfeld, le 3 février 1863.
Jean Jacques GIGAX, né à Boofzheim, le 15 septembre 1806, tisserand à Boofzheim, fils de Jean, âgé de 67 ans, tisserand à Boofzheim, et de Marie Salomé JEHEL, âgée de 64 ans, s'est marié à Boofzheim, le 29 avril 1833, avec Marie Salomé RAPP, née à Boofzheim, le 13 novembre 1811, fille de Jean Michel, maçon à Boofzheim, âgé de 47 ans, et de Christine SCHWEITZER, âgée de 46 ans.