Cours et tribunaux
Cour d'Assises des Ardennes (Mézières)
Présidence de M. SALMON - Audience du 23 janvier
Blessures ayant occasionné la mort - Un sorcier
Les circonstances assez bizarres de cette affaire sont exposées ainsi qu'il suit par l'acte d'accusation :
Le sieur BOUXIN, briquetier à Saint-Germainmont, avait employé comme ouvrier un nommé Louis HARDY. A la suite de discussions avec son patron, HARDY avait quitté ce dernier ; mais il avait continué d'habiter avec sa concubine la commune de Saint-Germainmont, où il était venu se fixer plusieurs années auparavant.
Après la retraite de HARDY, le sieur BOUXIN a pris comme chefs ouvriers ou tacherons les deux accusés.
Le premier, Thomas PETITFILS, a essayé en vain tous les métiers. On le voit successivement bourrelier à Villers-devant-le-Thour, son pays natal ; messager de Reims à Laon ; commissionnaire en tissus à Crécy-sur-Serre ; concierge à Paris ; cocher en la même ville ; régisseur de ferme à Villers-le-Bel, puis à Fontenay-sous-Louvres ; meunier à Avançon ; domestique à Rethel ; conducteur de diligences à Reims ; jardinier à Rethel, où il s'est fait remarquer par l'exaltation de ses opinions démagogiques.
Après avoir été en 1852, l'objet de mesures administratives, il a été habiter de nouveau Paris. Tour à tour briquetier et employé chez un fabricant de stuc, il a fait de nombreux voyages de Paris à Londres pour la cause politique qu'il servait. On le retrouve ensuite ouvrier briquetier à Reims ; puis au mois de juin 1861, briquetier pour son compte à Rilly-la-Montagne, et enfin maître ouvrier ou tâcheron chez le sieur BOUXIN, à Saint-Germainmont.
L'autre accusé, Joseph-Arsène BERNARD, habite la commune de Montmeillant, arrondissement de Rethel. Il était venu à Saint-Germainmont depuis l'été dernier, avec sa femme et ses enfants.
L'établissement de briqueterie du sieur BOUXIN n'est pas clos de murs. Il renferme dans sa vaste enceinte, notamment une petite maison occupée par l'accusé BERNARD et sa famille, et deux fours à briques, dont la direction était exclusivement et spécialement confiée à chacun des deux accusés qui voyaient ainsi leur salaire augmenter ou diminuer selon la plus ou moins bonne qualité des briques.
HARDY, en quittant le sieur BOUXIN, s'était répandu en menaces contre celui-ci ; s'attribuant une puissance surnaturelle, il avait dit qu'il ruinerait le sieur BOUXIN ; qu'à l'aide de sortilèges ou de maléfices il empoisonnerait les fours et empêcherait ainsi les briques d'y cuire. L'accusé BERNARD s'est fait l'ami du prétendu sorcier, au pouvoir malfaisant duquel il dit avoir cru. Un certain jour, en effet, que HARDY était venu le voir à son four, il avait dit à BERNARD, lui montrant du doigt une rangée de briques exposées comme les autres à l'action du feu : "Vois-tu bien, si je voulais, ces briques ne cuiraient pas." BERNARD partit pour la fête de Montmeillant. Lorsqu'il fut revenu et que les briques refroidies furent ôtées du four, il reconnut que celles marquées du doigt par HARDY n'étaient pas cuites comme les autres.
BERNARD paraît avoir résolu de tirer vengeance de HARDY. Il continua néanmoins à le voir ; il souffrit que sa jeune femme eût des relations suivies avec la concubine du sorcier. Il a gagné ainsi peu à peu la confiance de HARDY, qui l'initia à ses projets contre le sieur BOUXIN. BERNARD approuvait ou feignait d'approuver les desseins de HARDY ; puis quelques heures après, il allait rendre au sieur BOUXIN et à son co-accusé PETITFILS les menaces dont il avait été le confident ; il leur parlait en homme convaincu de la puissance occulte de HARDY et excitait ainsi chez PETITFILS de violents sentiments de haine et de vengeance dont l'explosion homicide ne devait pas se faire attendre.
Sans doute, PETITFILS ne croyait pas aux maléfices d'un sorcier de village ; mais, provoqué sans cesse par les perfides suggestions de son co-accusé, il avait pu voir dans HARDY un homme dangereux. Le prétendu donneur de sorts n'était cependant guère redoutable. Agé de quarante à quarante-cinq ans, il est atteint de nombreuses infirmités. D'abord il ne pouvait se servir de son bras gauche par suite d'une luxation scapulohumérale ancienne et non réduite ; de plus il était affecté au pied gauche de cette difformité congénitale vulgairement appelée pied-bot ; et enfin son pied droit, à la suite d'une inflammation suraigüe de l'articulation tibio-tarsienne, s'était soudé avec l'extrémité inférieure du tibia, ce qui rendait impossibles les mouvements d'extension et de flexion du pied droit.
Encouragé par BERNARD dans l'absurde entreprise de l'ensorcellement du four à briques de PETITFILS, HARDY, qui avait peut-être fini par croire lui-même à son pouvoir magique, vint avec sa concubine, le 19 novembre dernier, chez BERNARD, qui lui avait fait dire que PETITFILS était absent ce jour-là. Mais après qu'il eut fait ainsi avertir HARDY, BERNARD s'était rendu chez PETITFILS, et lui avait annoncé que le sorcier avait choisi le 19 novembre pour empoisonner son four. Il était alors quatre ou cinq heures du soir ; PETITFILS va aussitôt emprunter à un garde-chasse un fusil à deux coups chargé de gros plomb, puis il vient s'embusquer dans un angle obscur tout près de l'entrée de son four.
Pendant ce temps-là, HARDY et sa concubine étaient arrivés chez les époux BERNARD. Les deux femmes se mettent à jouer aux cartes. BERNARD entre et sort sans être suivi de HARDY pour qui la marche est difficile. Dans une de ses sorties, BERNARD va au four de PETITFILS ; il sait celui-ci armé et lui annonce la venue prochaine de HARDY. "Surtout ne le manque pas", lui dit-il. Puis il revient près du sorcier qu'il engage encore à aller au four de PETITFILS ; celui-ci se met en route, et BERNARD reste sur le seuil de la porte comme pour jouir de l'effet de ses coupables machinations.
Le malheureux HARDY s'avance sans défiance vers le four de l'accusé PETITFILS. Il était alors six heures ou six heures et demie ; la nuit n'était pas tout à fait close, et PETITFILS put ajuster à son aise cet homme qui était estropié des deux jambes. Lorsqu'il est parvenu à douze mètres et demi de lui, PETITFILS lui tire celui des deux coups de fusil qui est chargé avec du plomb n°4. Le coup atteint HARDY à la cuisse droite, il tombe et PETITFILS s'enfuit. Relevé presqu'aussitôt par l'accusé BERNARD, qui n'avait pas quitté son poste d'observation, HARDY est transporté chez lui et meurt six heures après.
L'autopsie du cadavre a fait reconnaître que plus de quatre-vingt grains de plomb avaient pénétré dans la cuisse de HARDY ; les projectiles avaient traversé non seulement le tissu cellulaire qui enveloppe les muscles, mais les muscles eux-mêmes, les gros vaisseaux, les troncs nerveux, et étaient venus se loger en partie autour du fémur et en partie dans les muscles épais de la face postérieure de la cuisse. Un des grains de plom, frappant l'artère crurale, l'avait ouverte dans une étendue de 2 millimètres et avait ainsi causé une hémorragie qui, commencée aussitôt après le coup de fusil reçu, s'est continuée pendant six heures, jusqu'à la mort qu'elle a déterminée, et qui en était d'ailleurs la conséquence inévitable.
Sans nier aucun des faits principaux constatés par l'information, l'accusé PETITFILS a cherché à excuser son crime en alléguant un prétendu droit de légitime défense, ou plutôt un droit de protection armée sur le four à briques dont il avait la direction. Quant à BERNARD, il n'a pas cherché à dissimuler ce que sa conduite a eu d'odieusement coupable ; il a avoué avoir joué un double rôle dans le but de tirer vengeance de HARDY, dont il redoutait la puissance surnaturelle : "Je croyais bien, a-t-il dit dans son langage cynique, qu'on allait lui casser une patte, mais je ne pensais pas qu'on le tuerait."
PETITFILS, déclaré coupable de blessures sans les circonstances aggravantes, a été condamné à huit mois de prison.
BERNARD a été acquitté.
Louis HARDY, âgé de 48 ans, manouvrier, domicilié à Saint-Germainmont (Ardennes), né à Montcornet (Ardennes), époux d'Augustine BOURGEOIS, âgée de 60 ans, domiciliée à Rethel, fils naturel de Marie Joseph HARDY, âgée de 77 ans, domicilié à Montcornet, est décédé à Saint-Germainmont le 20 novembre 1862.