Tribunaux
Cour d'Assises du Rhône
Audience du 18 août
Affaire FILLION - Assassinat
Nous avons rendu compte de l'arrestation de l'accusé au lendemain du jour où il effrayait la population lyonnaise par l'audace d'un crime commis en plein jour et dans des circonstances tout exceptionnelles, car dès le moment même il déclarait qu'il l'avait voulu, qu'il l'avait prémédité et qu'aucun motif d'intérêt, de cupidité ou de jalousie ne l'y avait poussé.
Quel est donc le mobile qui a armé ce bras qui d'un seul coup, en plein jour, au milieu d'une population pressée, a tranché la vie d'un homme ? Tel est le problème qui va s'agiter aujourd'hui devant le jury, et qui va jeter dans les débats un juste et puissant intérêt de curiosité.
L'audience est ouverte à dix heures, au milieu d'une assistance nombreuse.
M. l'avocat général ONOFRIO occupe le siège du ministère public.
La défense de l'accusé FILLION est confiée à Me de PEIRONNY.
La veuve de la victime, la dame MAUCUER, est dit-on dans l'intention de se porter partie civile, au nom de ses trois enfants mineurs ; Me de LAPERRIÈRE, bâtonnier de l'ordre, serait chargé de soutenir son intervention.
Au moment où l'accusé est amené à l'audience, entre deux gendarmes, tous les regards se portent sur lui. Il a quarante-neuf ans ; il est de petite taille, de forte corpulence ; il est presque complètement chauve ; quelques cheveux gris retombent des tempes et se mêlent à sa barbe façonnée en épais collier ; ses traits n'expriment que la vulgarité et l'expression de son regard se dérobe sous des lunettes.
Après les formalités d'usage pour la formation du jury, il est donné lecture de l'acte d'accusation qui se résume ainsi :
"Le 30 juin dernier, à huit heures du matin, le sieur Claude MAUCUER, dessinateur, employé chez MM. SCHULTZ et BÉRAUD, fabricants à Lyon, venait de quitter son domicile, quai de Bondy, n°1. Il suivait, en se dirigeant vers le pont de Nemours, la chaussée de la Saône, et venait de dépasser le pont de la Feuillée, quand il fit la rencontre d'un individu qui, s'arrêtant brusquement derrière lui, le frappa dans le dos avec un couteau de table, puis d'un second coup qui n'atteignit que le bras. Le premier coup était mortel, et MAUCUER, s'affaissant sur lui-même, tomba pour ne plus se relever. L'assassin, qui tenait son couteau sanglant à la main, l'ayant tendu à un passant qui refusa de le prendre en reculant d'horreur, le laissa tomber par terre. A l'instant arrêté et bientôt remis entre les mains d'agents de police, sans qu'il opposât la moindre résistance, l'auteur de cet attentat audacieux fut reconnu pour un sieur FILLION, âgé de 49 ans, actuellement photographe, et précédemment employé comme dessinateur dans la même maison que MAUCUER, la maison SCHULTZ et BÉRAUD.
"C'est là que les deux hommes s'étaient connus, mais quoique exerçant la même profession, un dissentiment profond les divisait : MAUCUER était un catholique fervent, en remplissant tous les devoirs et ferme dans ses convictions, tandis que FILLION professait le plus grand mépris pour la religion et se vantait d'être athée. De fréquentes discussions avaient eu lieu entre eux sur ce thème irritant ; on ne sait si elles amenèrent entre eux une séparation volontaire ; toujours est-il que dans ces derniers temps FILLION avait quitté la maison SCHULTZ et BÉRAUD, et avait essayé des travaux de photographie.
"C'est dans cette situation que l'accusé fut frappé d'un évènement imprévu qui mit le comble à son exaspération : celui dont il porte le nom, dont il se considérait comme le fils depuis sa naissance, dont à ce titre il recevait une pension jusqu'à ce dernier temps, le sieur FILLION lui déclara qu'il n'était pas son père, que sa mère le lui avait avoué au moment de mourir ; que dès ce moment ils restaient étrangers l'un de l'autre, et qu'il lui retranchait sa pension.
"Sous le coup de cette révélation, l'accusé voulut savoir comment sa mère avait été amenée à la faire. Il alla trouver une vieille servante qui avait assisté sa mère à son lit de mort, et celle-ci lui déclara que c'était par l'intermédiaire du confesseur de la défunte, et à sa prière expresse, que le mari avait été informé".
Tel est le récit fait par l'accusé ; mais de ce point de départ à l'idée de se venger sur un étranger, on ne voit pas la corrélation rationnelle, et le mobile du crime reste inexpliqué, à moins de faire intervenir la folie ou un fanatisme aveugle, la pire des folies; c'est sur ce point que la lumière du débat est attendue avec une anxieuse impatience.
Claude Etienne MAUCUER, âgé de 47 ans, né à Lyon, dessinateur, fils des défunts Nicolas et Marie Claudine DUQUAIRE, époux de Julie Sophie Amélie PELLET, est décédé le 30 juin 1863, à Lyon (Rhône), en son domicile, 1 quai de Bondy. Déclaration faite par Henri Hector PELLET, âgé de 33 ans, commis négociant, demeurant 14 rue de l'Annonciade à Lyon, beau-frère du défunt, et Victor Antoine DUQUAIRE, 33 ans, cousin germain du défunt.
Claude Etienne MAUCUER, né à Lyon, le 13 février 1816, dessinateur, demeurant à Lyon, 15 rue Bouteille, fils de défunts Nicolas, et de Marie Claudine DUQUAIRE, s'est marié à Lyon, le 21 septembre 1857, avec Julie Sophie Amélie PELLET, née à Vaulx-Milieu (Isère), le 27 janvier 1832, demeurant avec ses père et mère à Lyon, 15 rue Bouteille, fille de Pierre Joseph, et de Julie Rosalie GENTIL, propriétaires.
Nicolas MANCUER, né à Lapalud (Vaucluse), le 17 mai 1777, fabricant de soie, demeurant à Lyon, fils de Pierre Louis, propriétaire à Lapalud, et de Marie Rose MOULIN, s'est marié à Guereins (Ain), le 7 décembre 1814, avec Marie Claudine DUQUAIRE, née à Guereins, le 15 mai 1793, où elle demeure, fille d'Antoine, notaire royal à Guereins, et de Claudine Thérèze DANTHOINE.