Cour d'assises des Côtes-du-Nord
Présidence de M. GROLLEAU-VILLEGUEURY, conseiller à la cour impériale de Rennes.
Audience du 25 avril.
Assassinat.
L'accusé qui comparaît sur le banc des assises sous l'inculpation de ce crime capital est un homme de moyenne taille, bien constitué d'ailleurs. Il a les cheveux rouges, le front bas, le regard en dessous. C'est pour obéir à un sentiment de vengeance qu'il aurait commis l'homicide qui lui est reproché en ces termes par l'acte d'accusation :
Dans la nuit du 11 au 12 mars 1863, le cadavre de Victor DURAND, second à bord d'un navire de commerce de Paimpol, fut trouvé par deux voituriers sur le milieu de la route, à trois kilomètres du bourg de Plouezec. Il fut immédiatement démontré que DURAND avait succombé à une mort violente. Il portait à la tête trois blessures faites à l'aide d'un instrument tranchant. Les deux premières n'offraient point de gravité, mais la troisième avait pu déterminer instantanément la mort. L'arme avait pénétré de haut en bas au-dessous de l'oreille à une profondeur de plus de six centimètres et avait coupé l'artère carotide. Près du cadavre on saisit un couteau dont la lame était ensanglantée, et un parapluie dont le manche était brisé.
Les premières investigations auxquelles se livra le juge de paix de Paimpol firent connaître que Pierre RIVOALLAN était avec DURAND dans la soirée du 11 mars, et qu'ils avaient, vers dix heures, quitté ensemble le bourg de Plouezec pour rentrer chez leurs parents à Lanloup. Les gendarmes se rendirent chez RIVOALLAN et lui montrèrent le couteau qui avait été trouvé sur la route. Il reconnut aussitôt qu'il lui appartenait et avoua en avoir la veille porté trois coups à Victor DURAND ; mais il a toujours persisté à soutenir que DURAND, qui faisait route avec lui, l'avait provoqué et l'avait frappé avec son parapluie. Ce ne serait qu'après avoir été ainsi maltraité que l'accusé aurait fait usage de son couteau.
L'information a établi que le système de défense adopté par l'accusé était entièrement mensonger. Victor DURAND était d'une force peu commune, mais les témoins affirment qu'il était extrêmement paisible et qu'il ne cherchait querelle à personne. RIVOALLAN, au contraire, moins robuste que DURAND, est d'un caractère violent et rancunier ; il était irrité contre DURAND depuis une discussion qu'ils avaient eue ensemble au mois de novembre précédent dans le port de Cordiff. Ils faisaient à cette époque tous les deux partie du même navire. RIVOALLAN rentra à bord en état d'ivresse, et adressa des observations blessantes à Victor DURAND qui commandait la manœuvre en qualité de second.
Une rixe s'ensuivit, dans laquelle l'accusé fut renversé sans éprouver aucun mal ; mais peu d'instants après, RIVOALLAN poursuivit DURAND, un couteau à la main, en s'écriant qu'il voulait "le lui enfoncer dans le ventre et qu'il le retrouverait plus tard." A partir de ce moment, DURAND demeura convaincu que RIVOALLAN ne cherchait que l'occasion de se venger. Quelques jours avant sa mort, DURAND ne cachait pas ses inquiétudes à plusieurs membres de sa famille : "Je suis le plus fort, leur disait-il, mais j'ai peur qu'il ne joue du couteau."
Lorsque le navire fut arrivé à Paimpol, le capitaine permit à DURAND de s'absenter le 10 mars. RIVOALLAN ne dissimula pas que ce congé accordé au second le mécontentait vivement ; on l'entendit murmurer contre le capitaine, et il reprocha même à DURAND la faveur dont il venait d'être l'objet. Cependant, le 11 mars, l'accusé et DURAND parurent être en bonne intelligence, ils soupèrent ensemble chez l'oncle de RIVOALLAN, et vers dix heures, ils se mirent tous les deux en route pour revenir à Lanloup. Il ne paraît pas qu'ils fussent en état d'ivresse ; ils avaient déjà parcouru trois kilomètres, lorsque deux jeunes filles, dont la maison borde le chemin, entendirent très distinctement un homme chanter, et reconnurent parfaitement la voix de DURAND.
Le chant cessa pendant quelques minutes, puis tout à coup DURAND poussa un cri de détresse. Ce cri avait une telle expression de douleur, que les deux jeunes filles en furent épouvantées et fermèrent précipitamment leur porte. Le lendemain, quand elles apprirent la mort de DURAND, dont le cadavre a été trouvé dans la direction d'où partait la voix qu'elles avaient entendu la veille, elles furent persuadées que DURAND avait poussé ce cri de douleur au moment où, à l'improviste, l'accusé venait de le frapper mortellement.
Dans ses interrogatoires, RIVOALLAN prétend que DURAND n'a pas chanté sur la route. Il déclare avoir reçu des coups de parapluie. On n'a remarqué sur sa personne aucune trace de violence.
En conséquence, Pierre RIVOALLAN est accusé d'avoir, en mars 1863, volontairement et avec préméditation, donné la mort à Victor DURAND.
Crime prévu, etc.
Quinze témoins ont été entendus et ont confirmé les faits révélés par l'acte d'accusation. L'accusé a persisté cependant dans son système ; il a prétendu qu'il avait été frappé par DURAND, et qu'il se trouvait en état de légitime défense.
Après le réquisitoire de M. de LESQUEN, substitut du procureur impérial, et la plaidoirie de Me JOLLYS, défenseur de l'accusé, M. le président a résumé les débats ; puis le jury est entré dans la chambre de ses délibérations. Il en est sorti au bout d'une demi-heure, rapportant un verdict affirmatif, tant sur la question principale que sur la question de la préméditation, mais mitigé par les circonstances atténuantes.
La cour a condamné RIVOALLAN à la peine des travaux forcés à perpétuité.
(Gazette des Tribunaux.)
Victor DURAND, marin, âgé de 32 ans, célibataire, né à Lanloup (Côtes-d'Armor), fils de défunt Pierre, et d'Elizabeth ETIENNE, est décédé le 11 mars 1863, à Plouézec (Côtes-d'Armor). Pierre DURAND, marin, âgé de 35 ans, demeurant à Binic (Côtes-d'Armor), frère du décédé, et Jean Marie OLLIVIER, marin, âgé de 43 ans, demeurant à Lanloup, beau-frère du décédé, déclarent le décès.
Pierre DURAND, cultivateur, né le 11 avril 1789, à Boqueho (Côtes-d'Armor), fils de défunt Pierre, et de Françoise LE GUILCHER, s'est marié à Lanloup, le 24 décembre 1816, avec Elizabeth ETIENNE, née le 6 janvier 1792, à Lanloup, fille de défunt Yves, et de Perrine PERRON.